(compte-rendu de la Rencontre tenue le 20 mai 2022 au Centre hospitalier Sainte-Anne à l’initiative de l’IHLDP)
Pour sa première réunion-débat, l’Institut Histoire et Lumières de la pensée (ihldp) avait choisi pour thème la question de la transidentité (histoire, clinique, éthique) et pour cadre le grand amphithéâtre de l’hôpital Sainte-Anne (GHU Paris psychiatrie et neurosciences), en partenariat avec la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP) et le réseau ESPAS. Avec Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste, nous avions décidé de privilégier l’approche clinique de la question en invitant des praticiens confrontés aujourd’hui à des personnes transgenres en grande souffrance, sujet qui suscite ces temps-ci des réactions particulièrement violentes : insultes, menaces, interventions en meutes largement relayés par la presse et les réseaux sociaux.
David Cohen (chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière), Agnès Condat (psychanalyste et docteur en sciences cognitives), Jean Chambry (pédopsychiatre et psychanalyste, GHU Sainte-Anne), et enfin Patrick Landman (juriste, psychiatre et psychanalyste) avaient accepté de débattre pendant plus de trois heures. L’enjeu était de taille puisqu’il s’agissait, pour chacun d’eux, de témoigner de son expérience de travail auprès de patients (enfants, adolescents et adultes) qui se désignent eux-mêmes comme « transgenres » et se sentent « assignés » à une identité anatomique qui ne serait pas conforme à leur aspiration subjective.
Dans le cadre de ce débat, crucial pour le présent et l’avenir des sociétés démocratiques, nous nous sommes tenus à distance des polémiques militantes qui opposent désormais deux camps : les « traditionnalistes » d’un côté, convaincus que les adeptes d’une « pensée woke » - héritiers de Derrida, Foucault Deleuze, Lacan et tant d’autres - fabriqueraient à coup d’hormones et de bistouris des personnes transgenres afin d’effacer la différence des sexes et d’en finir avec les prétendues « valeurs » de l’Occident, et, de l’autre, les « partisans de la culture de l’effacement » (Cancel culture), du transgenrisme queer, de la censure, qui, au nom de la lutte contre toutes les discriminations, valorisent la repentance et la victimisation, au point de laisser entendre que la plus grande des libertés consisterait à désigner chaque sujet humain selon de prétendues appartenances identitaires (de race et de genre) modelables à l’infini.
La soirée a été particulièrement réussie. Plus de deux cents personnes s’étaient inscrites, une centaine étaient présentes, libres de s’exprimer comme elles le souhaitaient.
Après une introduction d’Olivier Bétourné (président de l’ihldp) qui a remercié les organisateurs de ce débat et les intervenants avec une mention spéciale pour Catherine Lavielle, François Bing et Henri Roudier, Serge Hefez a pris la parole pour rappeler que les demandes de changement de sexe auxquelles il a affaire, et qui sont en augmentation constante, doivent être traitées comme des moments de jeux subjectifs avec soi-même au sens de Winnicott. Selon lui, le phénomène s’est amplifié avec la projection à la télévision du film Petite fille (2020) réalisé par Sebastien Lifshitz, qui relate l’histoire de Sasha, né garçon mais qui se vit comme une fille depuis l’âge de trois ans. Partisan de la création à l’état civil d’une nouvelle catégorie de genre (sexe neutre ou « non binaire »), il a souligné qu’il se confrontait désormais à des situations inédites, comme par exemple celle de Thomas Beatie, militant américain des droits des personnes trans et qualifié de « premier homme au monde à être enceinte (sic) ». Femme devenue homme, celui-ci avait conservé son appareil génital, et lorsqu’il a appris que sa compagne était stérile, il a décidé de porter leurs enfants en suspendant son traitement à la testostérone. Son portrait d’homme barbu, au torse nu et en état de grossesse avancée a fait le tour du monde. Son histoire a été commentée sur tous les réseaux sociaux. Par ailleurs, Hefez a expliqué qu’il reçoit des hommes ou des femmes qui, souvent, effectuent une transition après avoir mis au monde des enfants, devenant ainsi des « femmes pères » ou des « hommes mères ». Le trouble qui traverse nos sociétés ne porte plus, selon lui, sur des questions de genre mais sur les notions fondatrices de l’engendrement et de la filiation, comme il l’explique dans son dernier essai, Transitions. Réinventer le genre, Calmann-Lévy, 2020.
Pour ma part, j’ai souligné que j’avais tenu à inviter des cliniciens, des femmes et des hommes aujourd’hui violemment pris à parti par différents « observatoires » qui les accusent, sans la moindre preuve, d’être des « tortionnaires » d’enfants et d’adolescents qu’ils inciteraient à effectuer une transition, ce qui est parfaitement inexact. Aussi bien ces trois cliniciens, parmi les tout meilleurs en France dans ce domaine, ont-ils expliqué que lorsqu’ils sont confrontés à des personnes convaincues d’être nées dans un mauvais corps, il est inutile de chercher à les convaincre du contraire. Ces personnes ne veulent pas être de l’autre sexe, elles sont certaines de l’être déjà et se pensent victimes d’une injustice de la « nature » qui les aurait assignés à une « fausse » identité.
On sait pourtant que la nature n’assigne jamais à quoi que ce soit et que le fait d’être né homme ou femme relève d’une réalité biologique et anatomique et non pas de l’exercice d’une quelconque volonté. Que faire, alors, face à de telles convictions ? Sont-elles délirantes, alors même que la dysphorie de genre ne fait plus partie des classifications psychiatriques ? Le transsexualisme était considéré autrefois comme une pathologie et la réassignation hormono-chirurgicale conduisant un sujet à un changement complet de sexe était accompagné, chez l’homme, d’une castration bilatérale et de la création d’un néo-vagin, et, chez la femme, d’une amputation des seins, des ovaires et de l’utérus suivie d’une phalloplastie. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, raison pour laquelle on parle de « transgenrisme » et désormais de « congruence de genre ». Les personnes transgenres peuvent donc conserver leurs organes génitaux d’origine lors d’une transition.
Doit-on désormais éliminer la réalité biologique (le sexe) au profit de la construction sociale ou psychique (le genre) ou, au contraire, préserver un équilibre entre les trois déterminations qui caractérisent l’être humain (sociale, psychique, biologique) ? Doit-on accepter que la réalité psychique soit plus vraie qu’une réalité biologique déniée et vécue comme une offense ? Peut-on laisser croire à la disparition totale de cette réalité au terme de traitements et d’ interventions chirurgicales ? Doit-on adopter, pour désigner ces troubles identitaires, le vocabulaire en vigueur chez les militants : cisgenre, MtF (male-to-female), FtM (male-to-female), binaire ou non binaire, etc. ? J’ai soulevé la question des excès et des limites de la chirurgie esthétique, et des réponses que la société doit apporter aux demandes de changement de prénoms et de sexe. J’ai ajouté que je n’avais pas apprécié le film Petite fille, parce qu’on y exhibait un enfant mutique face à une mère et à un thérapeute qui parlaient à sa place. J’ai enfin évoqué la nécessité d’instaurer une réglementation permettant d’interdire toute chirurgie avant l’âge de la majorité et de restreindre l’usage des bloqueurs de puberté pour les enfants de mois de 15 ans. Je pense en effet qu’un enfant, quelle que soit sa demande, ne saurait être considéré comme « consentant » à ce type de traitement avant de pouvoir l’être pour une relation sexuelle. Cela mérite en tout cas un débat. Autre interrogation : pourquoi aujourd’hui les filles (FtM) aspirant changer de sexe sont-elles nettement plus nombreuses que les garçons ?
Les trois cliniciens ont exposé leurs pratiques en rappelant qu’ils n’incitent jamais les enfants ou les adolescents à poursuivre des traitements chimiques ou chirurgicaux, comme voudraient le faire croire leurs adversaires et bon nombre de médias (Marianne, Valeurs actuelles, Le Point). Ils ont dit avec force qu’une grande majorité d’entre eux renonçaient à ces transitions au fil d’un travail thérapeutique. Particulièrement émouvant, Jean Chambry a relaté combien l’écoute de ces patients et de leurs familles avait transformé sa propre représentation de la différence des sexes. Il s’est dit bouleversé par ces rencontres avec des êtres fragiles qui ne souhaitent pas qu’on cherche dans leur inconscient ou dans leur histoire les causes psychiques de leur demande : ils demandent simplement qu’on les aide, par la prise en charge médicale, à se déprendre d’un corps ressenti comme une « erreur de la nature ».
David Cohen et Agnès Condat ont communiqué des chiffres et des statistiques afin de prouver que leurs adversaires se trompent lorsqu’ils leur reprochent de « fabriquer » des transgenres ou d’être responsables d’un prétendu « scandale sanitaire ». J’ai souligné que nous les avions invités parce qu’ils sont de remarquables cliniciens et que ces attaques sont inadmissibles. Tous trois ont affirmé qu’il n’existe pas de profil-type de la transidentité mais différentes trajectoires de vie et divers parcours subjectifs. D’où l’impossibilité de dresser une classification claire et l’exigence de « fluidité » dans les approches. Le travail thérapeutique se mène en famille et en partenariat avec les associations militantes qui jouent un rôle important et protecteur face aux discriminations subies par les personnes transgenres.
Pendant les deux mois précédant cette Rencontre, j’ai reçu des menaces en tous genres et des insultes en provenance des milieux traditionnalistes hostiles à tout (au mariage homosexuel, à la PMA, à la GPA, aux transgenres, etc.), mais surtout des associations militantes de transgenres, adeptes du boycott systématique. J’avais fait savoir, avec l’accord avec Serge Hefez, que je ne céderai à aucun diktat visant à empêcher la tenue de notre débat. Face à cette détermination, les militants ont renoncé à toute manifestation publique – d’où l’écart entre le nombre des inscrits et des présents -, et ils ont finalement fait savoir qu’ils ne participeraient pas à la réunion. Agnès Condat et David Cohen ont lu une lettre de quelques-uns d’entre eux qui se plaignaient de ne pas avoir été invités. Ils ont déformé les propos que j’avais tenus à l’émission Quotidien (mars 2021) à la suite de la publication de mon livre sur les dérives identitaires (Soi-même comme un roi, Seuil, 2021). J’ai précisé que j’avais invité à ce débat toutes les personnes, sans exception, qui souhaitaient venir s’exprimer dans le respect des règles de la controverse. David Cohen m’a présenté ses excuses.
Patrick Landman est intervenu avec brio sur la question du consentement en matière de traitements médicaux. Le consentement libre et éclairé suppose que la personne a été informée, avant toute décision, des traitements qu’elle subira en cas de maladie ou d’intervention chirurgicale. A cela s’ajoute la recherche du « juste consentement », qui est une sorte de contrat passé entre le patient et son médecin. S’agissant des enfants, la décision appartient aux parents qui exercent la tutelle. Mais selon l’article L-1111-5 (2005) du Code de la santé publique, le médecin peut se passer de l’autorisation parentale lorsqu’une intervention s’impose pour sauvegarder la santé du mineur, lequel peut exiger le secret sur sa maladie et les soins délivrés. Dans le cas de la transidentité, les mineurs peuvent donc, grâce à la médecine, s’émanciper de la tutelle parentale. A noter que toutes les personnes transgenres ont recours à la médecine à un moment ou à un autre, car on ne peut pas « transitionner » sans l’aide de différents traitements.
A juste titre, Patrick Landman a condamné fermement les violences dont ont été victimes Caroline Eliacheff et Céline Masson (29 avril 2022), ainsi qu’Eric Marty (18 mai) à l’Université Uni-Bastions de Genève. Dans ce dernier cas, des militants associatifs ont fait irruption dans la salle de conférence munis de banderoles désignant les orateurs comme autant d’ assassins : « La transphobie tue ». Notons que ces militants interviennent le plus souvent à l’aveuglette et sans la moindre connaissance du contenu des livres incriminés. En effet, celui de Masson et Eliacheff (La Fabrique de l’enfant-transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ?, l’Observatoire, 2022) est un court essai polémique d’une centaine de pages qui accuse les médecins, les médias et les groupes LGBTQI+ de « fabriquer » des enfants transgenres, alors que l’ouvrage de Marty (Le Sexe des modernes. Pensée du neutre et théorie du genre, Seuil 2021) est une étude savante de 500 pages consacrée à Foucault, Genet, Derrida, Judith Butler, qui n’a strictement rien à voir avec les débats actuels sur les enfants transgenres.
Tous les intervenants de notre débat ont condamné ces violences.
Olivier Bétourné a ensuite donné la parole aux personnes présentes dans l’amphithéâtre, qui ont pu débattre avec les intervenants pendant plus de deux heures. Plusieurs psychanalystes – Laurence Croix, Marielle David, Dominique Tourres, Monique Lauret – ont fait état de leur propre expérience clinique en posant des questions fort intéressantes sur les traitements et leur conséquences, sur le risque de suicide, sur la sexualité des personnes transgenres, sur une possible nosographie comparée : autisme, psychose, perversion, névrose, etc. Une militante associative est intervenue de façon émouvante en demandant que l’on prenne en compte les discriminations exercées contre les personnes transgenres. Il faut, bien entendu, les combattre au même titre que toutes les autres.
Par ailleurs, Liliane Kandel, féministe de la première heure, membre du comité de rédaction des Temps modernes, a souligné combien, entre 1968 et 1975, la question des multiples facettes de l’identité de genre avait été discutée au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF). Professeur des université et chercheur éminent dans le traitement et la modélisation des données biologiques, Yves Rozenholc a posé une question essentielle sur la séparation à venir, inévitable, entre la médecine de soin et la médecine de « confort ». Il semble en effet de plus en plus évident que celle-ci ne pourra plus être prise en charge par la Sécurité sociale. On ne peut pas, d’un côté, récuser le caractère pathologique du transgenrisme et bénéficier, de l’autre, d’une prise en charge médicale intégrale. De même pour la chirurgie esthétique. D’ores et déjà, les interventions réparatrices liées à des maladies, des anomalies ou à des accidents sont distinguées des autres demandes qui ne relèvent d’aucune pathologie. Ces questions sont actuellement à l’étude en vue d’arrêter de nouvelles réglementations.
Plusieurs personnes ont pris la parole au sujet des changements prénoms à l’école ou encore sur le rôle des laboratoires pharmaceutiques dans l’émergence de nombreuses demandes de transition.
Historien des pratiques corporelles, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur de très nombreux ouvrages, Georges Vigarello est intervenu pour saluer les intervenants et affirmer combien leurs témoignages cliniques sont précieux pour la recherche en histoire, en sociologie et en philosophie. Il a interpellé les cliniciens sur les difficultés auxquelles peuvent toujours se heurter leur démarche en remarquant que le corps est toujours susceptible de résister face aux désirs de changement formulés. Car la volonté affirmée des personnes transgenres d’échapper à leur sexe multiplie les obstacles et les zones obscures. D’où un exercice clinique périlleux sur un terrain possiblement « miné ».
Photo : Luc Facchetti
Il est remarquable et bon que ce débat ait pu se tenir jusqu'au bout. Le compte rendu d'E.R. rend claire la difficile tension qui existe entre les groupes militants, quelle que soit leur tendance, et l'expression de cliniciens qui rencontrent les subjectivités et en font cas.