top of page
  • Photo du rédacteurÉlisabeth Roudinesco

« Cette droitisation des intellectuels, on la voyait venir »

Elisabeth Roudinesco. Le Nouvel OBS, 4 juillet 2024. Propos recueillis par Julie Clarini


Des intellectuels comme Alain Finkielkraut ou des personnalités comme Serge Klarsfeld disent qu’il choisiraient le RN en cas de duel avec la gauche. Que se passe-t-il dans le champ politique et intellectuel ? 

 

Quel que soit le candidat, j’ai toujours voté contre le Front national et je continuerai à le faire. Se demander ce qu’on ferait si on avait le choix entre le RN et un parti de gauche n’a pas de sens. On fait ce qu'on a à faire au moment où l'événement arrive. Donc, quand on commence à dire qu'on préférera un parti d'extrême droite à une gauche jugée mal équilibrée,  c’est inacceptable. 

Que ce soit clair : jamais, on ne doit pactiser avec un parti d'extrême droite ontologiquement raciste et antisémite. Ce qu'a entrepris Marine Le Pen, cela consiste à repeindre une  façade. Nous avons, face à nous, un parti fasciste bien propre, bien lavé, avec des représentants devenus des notables, bien lisses, bien cravatés. Mais ce parti est structurellement antisémite, avec, en ses profondeurs inconscientes, un cloaque conspirationniste. Le fait qu’il soit parvenu à troquer son antisémitisme fondateur pour un racisme  aboutit à un renversement : une partie des Juifs de France se tourne vers le RN en croyant faire barrage à la France insoumise identifiée à une sorte de bolchevisme antijuif.  Evidemment à LFI, il y a des antisémites dont il faut se  débarrasser. Mais en tant que tel,  il ne s’agit pas d’un parti ontologiquement antisémite, raison pour laquelle une alliance est possible pour s’opposer au véritable ennemi . Quand on avait le choix , en 1940, entre la collaboration et la résistance,  on ne regardait pas toutes les composantes antinazies avant de s’engager. Il y a toujours eu plusieurs composantes de la gauche et je souhaite qu'elles puissent de nouveau se disputer, mais après. Là, on est face au pire. Et ce ne sont pas les braillards de LFI qui sont les plus dangereux. Je ne comprends même pas qu'on ne le voie pas. 

 

Ce manque de clarté vous étonne-t-il ? 

 

Non, je ne suis pas étonnée. Cette droitisation, grave, de beaucoup d'intellectuels, on la voyait venir. C'est devenu maintenant un classique de haïr la Révolution française dans son ensemble, de considérer que la totalité des fondateurs de la République sont des assassins : Robespierre, Danton, tous y passent aujourd'hui. Mais la République est fondée par la Révolution et il n'y a pas de révolution sans acte sanglant. Depuis les thèses de François Furet, on établit un continuum entre la révolution française et la révolution russe alors qu’elles n’ont pas débouché sur la même chose : la révolution bolchévique a débouché sur le stalinisme, la française sur le libéralisme et la République. Je remarque aussi que se développe une haine invraisemblable contre Napoléon Bonaparte, fondateur de l’Etat moderne, maintenant comparé à Hitler ou à Pétain. Et sur quoi débouche toute cette haine ? Sur la volonté de restaurer, non pas la monarchie, mais le régime de Vichy. 

 

Comment expliquer ce désir d’un retour à Vichy ? 

Il faut évidemment remonter à la chute du mur de Berlin, à la fin de l'engagement communiste et de l’espoir qu’il ne portait plus. J’ajouterai le 11 septembre et les attentats de 2015 en France. La peur de l'islamisme est justifiée. Je pense d’ailleurs que la gauche n'a pas assez lutté contre l'islamisme. Mais l’islamisme, c'est l'extrême droite. Que par peur de l'islamisme, des Juifs de France puissent imaginer soutenir le Front National, je ne peux pas l’accepter. 

 

Quelles sont les expressions de cette droitisation dans l’espace intellectuel ? 

Du point de vue intellectuel, elles  sont apparus clairement dans des campagnes contre les grands penseurs français de la deuxième moitié du siècle :  Sartre, Foucault, Derrida, etc. Tous ces intellectuels sont attaqués de façon stupide.  Michel Foucault n’est pas un abominable destructeur de la civilisation, à travers les LGBTQ ; c’était un libéral, non marxiste. On a essayé de le faire passer pour un pédophile, ce qu'il n'a jamais été. Jacques Derrida, lui, était moins engagé ; c’était un social-démocrate en politique. Il est maintenant accusé d'être le responsable du wokisme et on le soupçonne de vouloir détruire les institutions - lui qui disait qu’il y avait des limites à la déconstruction ! Il faut avoir en tête que si le monde intellectuel a toujours été agité par des controverses, nous sommes loin des brillantes querelles entre Sartre, Aron et Albert Camus, mais dans des attaques violentes et médiocres. Je reproche par exemple à l’extrême-gauche de dire que toute la France a été colonialiste - ce qui est faux. J'appartiens à une famille anticolonialiste  : mon père, de droite, tendance Clemenceau et ma mère socialiste, tendance Léon Blum.  Et je reproche à la droite d’attaquer Derrida pour ce qu’il n’est pas. Lors d’un colloque contre la déconstruction à la Sorbonne, en 2022,  d’honnêtes professeurs d'universités  se  sont livrés, par jalousie,  à une sorte de repas totémique contre des penseurs traduits dans le monde entier. Ils les ont accusés   d'avoir fabriqué les dérives identitaires actuelles et  d'avoir inventé la pensée woke. Mais on n'accuse pas un maître des dérives de certains de ses héritiers !  

 

Ne peut-on ajouter, comme symptôme d’une réhabilitation de Vichy, le retour en grâce des auteurs collaborationnistes ? 

Nous n’avons certainement pas été assez vigilants dans l'exploration de ces auteurs. Céline, dont il faut redire qu’il n’a pas de talent quand il écrit ses pamphlets antisémites, Maurras [écrivain antisémite inscrit au livre des commémorations nationales en 2018 avant d’en être retiré NDLR] dont le culte est aujourd’hui dangereux et Lucien Rebatet [réédité en 2015], le pire de tous, lâche en plus d’être antisémite et collabo. A travers eux, on réhabilite la France de Vichy. Le pire, c’est que celui qui a porté le plus haut cette réhabilitation est Éric Zemmour, qui est Juif. Il a copié des phrases entières d’Edouard Drumont [l’auteur de La France juive,  à la fin du xixe siècle], comme l’historien Gérard Noiriel l’a montré dans Le venin dans la plume. (2019). Zemmour prétend que sous Pétain, « on a sauvé les Juifs français » et qu'on n’a déporté “que” les étrangers. C’est infâme - et c’est faux. Le RN a été assez habile pour se débarrasser de lui. Mais les idées sont les mêmes. Et elles s’avancent masquées.

 

N’est-ce pas paradoxal d’assister à une perte des repères hérités de la Résistance au moment même où nous fêtons les 80 ans de la Libération ? 

Je suis née au moment de la Libération de Paris. J’ai eu des parents résistants qui ont refusé de porter l’étoile jaune, je me suis identifiée aux vainqueurs, sans jamais oublié les victimes. Ça m'a été assez reproché. Aujourd'hui,  dans l’opinion publique, il y a une tendance à oublier l’engagement héroïque des Français, alors même que l’on vient de panthéoniser Missak Manouchian. Situation très inquiétante..

Historienne de la psychanalyse, chargée d'un séminaire à l'Ecole normale supérieure, Elisabeth Roudinesco est présidente de la Société internationale d'Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse et vice-présidente de l'Institut Histoire et Lumières de la pensée. Ses ouvrages, dont une biographie de Freud (Seuil, 2014), sont traduits dans de nombreuses langues.  Son dernier essai, Soi-même comme un roi, est paru en 2021 au Seuil.



Posts récents

Voir tout

1 Comment


henri.sztulman
Jul 07

Chère Elisabeth Roudinesco,


Une nouvelle fois je vous remercie pour vos prises de position fermes et courageuses. je suis en plein accord avec vous.


Amicalement,


Henri Sztulman

Like
bottom of page