Comment ne pas reconnaître un antisémite
- Élisabeth Roudinesco
- 7 avr.
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Le 25 mars 2025, Manuel Bompard, Bastien Parisot et Sophia Chikirou, responsables de la communication du mouvement la France insoumise, mettent en ligne un visuel intitulé « Manifestations contre l’extrême-droite, ses idées et ses relais » sur lequel apparaît en noir et blanc le visage grimaçant de l’animateur Cyril Hanouna flanqué d’un nez crochu et d’une lèvre inférieure proéminente. L’affiche a été « générée » par le logiciel Grok, plateforme d’intelligence artificielle conçue par Elon Musk. Devant le tollé suscité par cette image, la direction de LFI décide son retrait.
Interrogé sur la validation donnée à cette publication, Bompard a répondu par une phrase stupéfiante : « A partir du moment où elle a donné lieu à une telle polémique, elle n’aurait pas dû être publiée. » (C-News, 16 mars 2025) Avait-t-il aperçu que cette affiche présentait quelque ressemblance avec celle du Juif Süss, film acclamé en 1940 par dix millions de spectateurs allemands et destiné à « prouver » que la « race juive » devait être exterminée ? Avait-il en mémoire les affiches de l’exposition Le Juif et la France, présentée à Paris entre septembre 1941 et janvier 1942 et destinée à aider les Français à « reconnaître les Juifs par leurs caractères physiques » ? Les Juifs sont dangereux, disait-on, parce qu’ils n’ont pas l’air d’être juifs, raison pour laquelle il faut pouvoir les identifier. L’exposition devait donc apporter « l’outil pédagogique » nécessaire au décryptage des signes distinctifs de cette « juiverie nourrie du sang de la France » : « inversion sexuelle », « pieds griffus », « emprise corruptrice généralisée », etc. Et pour prouver leur bonne foi, les organisateurs s’appuyaient sur de prétendues « données scientifiques » élaborées par Georges Montandon, auteur du célèbre opuscule Comment reconnaître le Juif ? (1940).
Non, Manuel Bompart ne savait rien de tout cela et il n’avait rien vu. Aussi s’est-il contenté « d’assumer ses responsabilités » en retirant l’affiche. C’est alors que Paul Vannier, député LFI, a déclaré que jamais ses camarades n’auraient dû avoir recours au logiciel Grok car Elon Musk, habitué des saluts nazis, avait certainement introduit dans la machine ces « choses nauséabondes ». Et pour dédouaner ses camarades de leur bévue, il a ajouté : « Si l’on veut lutter contre l’antisémitisme, c’est à l’extrême-droite qu’il faut s’attaquer, parce que c’est elle qui le fait vivre aujourd’hui encore dans notre pays. » (France 5, 14 mars 2025).
Quant à Jean-Luc Mélenchon, hors de lui, il s’en est pris aussitôt, dans de nombreux médias, à ses persécuteurs imaginaires : «Ils sont complètement obsédés… Pas de bol, nous, on n’a pas ces affiches, on n’est pas au courant, on sait pas … Nous ne sommes pas antisémites ,et le fait que vous relayiez la propagande des réseaux d’extrême-droite leur rend un service (…) Ils sont heureux, ils pavoisent (…). Il va falloir vérifier tout le temps la religion des gens qu’on caricature (…) Ils vous couperaient les cheveux pour faire des édredons s’ils le pouvaient. » (22-25 mars 2025).
Personne n’avait rien vu dans les rangs de LFI, sinon que les antisémites, c’est les autres, ceux de l’extrême-droite.
Quelques mois auparavant, Rima Hassan, députée LFI au Parlement européen, avait déclaré : « Je suis sémite ! Les Palestiniens ont toujours vécu en parfaite harmonie avec des juifs, des musulmans et des chrétiens. En France, il existe encore beaucoup de tabous autour de la mémoire de la Shoah, ce qui a un impact sur le débat actuel. Dès que je critique Israël, on me rappelle la souffrance liée à la Shoah, mais il faut être clair : ce passé n’est pas celui des Palestiniens.» (La Déferlante, 21 octobre 2024). L’auteure de ces propos semble ignorer que les « Sémites » n’existent pas, pas plus que les « Aryens ». Ces deux termes ont été inventés au XIXè siècle par des savants allemands convaincus que chacun des deux « peuples » imaginaires auraient été porteurs d’une identité secrète dont les valeurs se seraient transmises depuis la nuit des temps au point que chaque nation européenne pourrait y retrouver ses origines : « Dans les deux miroirs-mirages, accouplés et dissymétriques, écrit Jean-Pierre Vernant, (…) comment pourrions-nous aujourd’hui ne pas voir se profiler l’ombre des camps et la fumée des fours ? »
Non seulement, donc, Rima Hassan se croit sémite au même titre que les Juifs, mais elle affirme que la mémoire de la Shoah ne concerne en rien les Palestiniens puisque chaque peuple aurait un passé différent. Thèse étrange quand on sait que la connaissance de l’histoire est de nos jours mondialisée et que la mémoire des génocides et des massacres fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité toute entière.
Dès la publication « suivie du retrait » de l’affiche, les tenants de l’extrême-droite française ont accusé d’antisémitisme les diffuseurs de cette sinistre image, évoquant à juste titre la propagation de l’ antisémitisme dans les banlieues – ou islamo-gauchisme – mais en passant sous silence les discours qui se font entendre de leur côté à eux. Les antisémites, c’est décidément les autres, ici l’extrême-gauche.
Nul n’a oublié la fameuse sortie de Jean-Marie Le Pen sur le « point de détail » et ses jeux de mots obscènes à propos de « Monsieur Durafour crématoire ». Condamné à plusieurs reprises par la justice et banni de son propre parti par sa fille, il a néanmoins continué à être soutenu, on le sait, par Marion Maréchal, nièce de Marine, plus radicale que sa tante. Cette prise de distance n’a d’ailleurs pas empêché Jordan Bardella, président du RN, d’émettre des doutes, en 2023, sur ces décisions de justice :« Les juges ont parlé, mais je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite (…). Maintenant, je n’aurais évidemment pas tenu les propos qu’il a tenus sur le “point de détail” parce que, pour moi, l’horreur de la Shoah n’est pas un point de détail de l’histoire. » (BFMTV, 5 novembre 2023).
Que l’auteur de tels propos ait été invité à participer, avec Marion Maréchal, à un colloque sur l’antisémitisme organisé à Jérusalem (26 mars 2025) par le gouvernement israélien est bien la preuve que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête des dirigeants de ce pays censé protéger les Juifs de l’antisémitisme. Et d’ailleurs, la plupart des invités ont annulé leur participation.
Quatre ans avant l’affaire de l’affiche, Eric Zemmour, fondateur du parti Reconquête, grand admirateur de Vladimir Poutine et adepte de la thèse du « Grand Remplacement » (Renaud Camus), avait déclaré : « Vichy a protégé les Juifs français et donné les Juifs étrangers » (26 septembre 2021). Non content de réviser l’histoire de France, il affichait ses convictions maréchalistes : à ses yeux, en effet, le brave Pétain aurait eu raison de sacrifier les « mauvais Juifs » polonais, roumains ou hongrois afin de sauvegarder les « bons Juifs » attachés à la France par leurs « racines ». Et peu importe que ces « racines » soient parfaitement imaginaires ! Zemmour avait-il conscience qu’en tenant de tels propos, il se faisait le porte-parole de la France de la collaboration, celle de René Bousquet, principal responsable de la rafle du Vélodrome d’hiver, et celle de Pierre Laval qui avait insisté, dans une « intention humanitaire », pour que les enfants juifs fussent déportés avec leur parents ? Ni Laval ni Bousquet n'épargnèrent les fameux « Juifs français » qui sont en réalité des Français juifs.
Face à un tel florilège, on est en droit de s’interroger sur la nature des stratégies des uns et des autres.
En France, en vertu de la loi Pleven (1er juillet 1972), le racisme et l’antisémitisme sont considérés comme des délits. Tout comme la diffusion des thèses négationnistes (loi Gayssot, 13 juillet 1990). En conséquence, plus personne n'a le droit de s’exprimer comme le faisaient autrefois les auteurs de textes antisémites. Quelques exemples : « Vous les trouverez consumés par l’anémie. Les yeux qui roulent, fiévreux dans les pupilles, couleur pain grillé, dénotant des maladies hépatiques : le Juif en effet a sur le foie la sécrétion que produit une haine de dix-huit-cents ans. » (Edouard Drumont). « Toujours, certains Juifs, depuis l’Egypte, depuis Moïse, grand occultiste, se sont signalés par leur pouvoir ‘prognostiqueur’, Juifs dervicheurs, prophètes, hermétistes, incantateurs, initiés, talmudistes, féticheurs, khabalistes, mages, francs-maçons, messies, grigris, djibouks, etc., toute la sauce.» (Louis-Ferdinand Céline.)
Non, impossible, ces lois ont rendu vraiment impossible l’expression manifeste de l’antisémitisme. Et c’est une bonne chose. Mais elles n’ont pas éradiqué le fond d’un discours qui s’énonce désormais sous d’autres formes, inconscientes ou préconscientes -à travers des dénis, des contorsions, des lapsus, des propos insensés, des raisonnements projectifs, etc. On en trouve partout la trace. Et les protocoles sont toujours les mêmes :
1 - Stigmatisation de prétendus responsables de catastrophes au nez crochus, aux dents de vampire, etc. Les juifs auraient, par exemple, favorisé l’épidémie de covid. D’où cette expression d’Henry de Lesquen, membre fondateur du Club de l’Horloge : « Il y a pire que le coronavirus : le judéovirus » (3 août 2020, L’Aigle, Canton de Vaud). D’où aussi ces pancartes brandies à Paris à l’occasion d’une manifestation organisée par des antivax : « Fabius : père = sang contaminé. Fils = seringue empoisonnée : coupables de génération en génération. » Et encore : « Nouvelle poussée de contamination dans le pays le plus vacciné au monde : Israël. Nouvelles mesures, restrictions, et bientôt un nouveau confinement. Cherchez l’erreur. » Au milieu de la foule, on pouvait apercevoir, fixée sur une pique, la tête d’Emmanuel Macron (ancien banquier de chez Rothschild), surmontée de la mention « macrovirus » (14 août 2021)
2 – Mise en accusation des Juifs jugés responsables des persécutions dont ils font l’objet. Cette thèse a maintes fois été reprise à propos de Freud. Il aurait inventé un antisémitisme qui n’existait pas à Vienne puisque les Juifs y occupaient les meilleurs postes : médecins, avocats, etc. (Jacques Bénesteau, Mensonges freudiens, 2002). Il serait lui-même fasciste et antisémite (Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, 2010). Il aurait abandonné sciemment ses sœurs lors de son départ de Vienne en 1938 et serait donc responsable de leur extermination (Goce Smilevski, La liste de Freud, 2013).
3 – Dénonciation des prétendus « véritables collaborationnistes » qui ne seraient pas ceux que l’on croit mais les autres. Cette thèse conspirationniste fait fureur aujourd’hui. Elle permet de transformer n’importe qui en adepte de l’antisémitisme : Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze, Alain Badiou, Michel Foucault, Louis Althusser, François Mitterrand. Et pourquoi pas l’abbé Grégoire et Robert Badinter (Michel Onfray, L’autre collaboration, 2025, et Le Figaro Magazine, 28 février 2025) ?
D’où qu’il vienne et quelle que soit la forme par laquelle il s’énonce, le discours de la haine des Juifs est décidément abject. Mais pour terminer sur une note d’humour, méditons cette phrase de Theodor Adorno : « L’antisémitisme, c’est la rumeur qui court à propos des Juifs. »
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