(compte-rendu de la Rencontre tenue le17 octobre 2022 à l’Ecole normale supérieure à l’initiative de l’IHLDP)
Photo @Luc Facchetti
Présentation de la rencontre
Sous l’effet d’un usage toujours plus radical du concept d’ « identité de genre », le sujet humain, que la science occidentale avait pensé sous les catégories du biologique, du social et du psychique, se voit progressivement menacé d’amputation de sa dimension biologique. La prise en compte de la « différence biologique des sexes » dans la caractérisation du sujet ne serait, à en croire ses critiques, qu’une opération de maintien de l’ordre social et reproductif dominant, un ordre nourri de significations imaginaires et de pratiques symboliques assurant la domination des hommes sur les femmes et des pratiques « hétéronormées » sur les sexualités minoritaires. Cet ordre, il serait urgent d’en déconstruire les attendus si nous voulons entrer de plain-pied dans le monde nouveau, celui des subjectivités libérées et des identités multiples librement associées par le sujet lui-même. C’est donc en toute bonne foi que, confronté à l’effervescence de la pensée du sujet libre et émancipé de ses attaches biologiques, l’observateur de l’évolution des sociétés occidentales s’interroge, un brin narquois tout de même :
« La différence des sexes existe-t-elle encore ? »
Nul n’ignore, bien sûr, que le sexe est culturellement construit et que si l’ « arrangement sexuel » (Erving Goffman) diffère d’une société à l’autre, cette diversité ne remet pas en cause la dichotomie elle-même, universellement représentée dans les différentes sociétés humaines. Mais l’hypothèse d’universalité autorise-t-elle à affirmer que la différence des sexes conserve la validité théorique que la science occidentale lui a attribuée dans la caractérisation de l’être humain ? Faut-il déceler au contraire, dans cette affirmation, le ferment idéologique d’une science délibérément normative ? Et, du coup, la différence des sexes existe-t-elle vraiment ?
Un anthropologue et deux historiens ouvrent le débat.
Pour la tenue de sa deuxième Rencontre, l’Institut Histoire et Lumières de la pensée (ihldp.com) avait choisi pour cadre la salle Dussane de l’Ecole normale supérieure, en partenariat avec la revue Le Grand continent. Animé par Olivier Bétourné, le débat a réuni Maurice Godelier (anthropologue), Elisabeth Roudinesco (historienne et psychanalyste) et Georges Vigarello (historien) en présence de près de 200 personnes.
Interventions et débat
Après les présentations d’usage, par Olivier Bétourné, de la thématique de la Rencontre et des trois intervenants, Maurice Godelier prend la parole pour proposer d’abord sa définition du concept de genre, à savoir l’ensemble des possibilités et impossibilités de choix offerts aux humains en matière de sexualité. Cette définition est parfaitement analytique, expose-t-il, et ne souffre aucune contestation, ce qui n’empêche pas bien sûr, tient-il à préciser, que la notion de genre puisse être utilisée dans un contexte idéologique.
Godelier affirme ensuite que nous sommes tous fondamentalement homosexuels, hétérosexuels et auto-sexuels, et que le sexe est d’emblée socialisé. Il raconte avoir vécu dans plusieurs sociétés premières dans lesquelles les représentations de la sexualité étaient très différentes : dans l’une d’elles, les garçons séparés de leur mère à l’âge de 9 ans avaient des relations sexuelles entre eux, mais, après le mariage, celles-ci étaient proscrites. A Lesbos, les femmes avaient des relations sexuelles entre elles mais étaient contraintes d’avoir des enfants.
Godelier réitère ensuite que l’interdit de l’inceste, principe universel, est le grand régulateur de la sexualité humaine, et il souligne que dans les familles « occidentales » recomposées, cet interdit s’étend aux beaux-parents, comme l’illustre le livre de Camille Kouchner (La Familia grande, Seuil, 2021). Il observe également une prévalence de l’hétérosexualité dans la quasi-totalité des groupes humains. La sexualité, rappelle-t-il, a deux fonctions : la reproduction et la jouissance. C’est pourquoi, si la sexualité autorise la reproduction, elle libère aussi une pulsion violente.
Dans les Îles Trobriand, archipel situé au large de la côte orientale de la Nouvelle-Guinée, le système matrilinéaire domine les relations de parenté. Aussi bien l’enfant appartient-il à la mère et à l’oncle maternel (voir Bronislaw Malinowski). C’est l’esprit qui est l’auteur de la procréation : le sperme nourrit le fœtus sans conférer à l’homme la paternité. Dans la mythologie des Baruyas de Nouvelle-Guinée, la domination masculine est la règle. Les hommes sécrètent le sperme tandis que les femmes fabriquent du lait et du sang. Or, c’est le sperme de l’homme qui permet aux femmes d’avoir du lait. Aussi doivent-elles absorber régulièrement cette semence par la pratique de fellations rituelles. L’enfant à naître est également nourri par le sperme, ce qui explique la fréquence des relations sexuelles pendant la grossesse. L’enfant ne prend forme humaine qu’à l’âge de 1 an, quand il reçoit le nom d’un ancêtre. Chez les Aborigènes d’Australie, l’enfant est fabriqué par la copulation entre une femme et un animal totémique. On conduit la femme sur le site. On creuse un trou à l’endroit où un dieu a déposé des « esprits enfants ». La femme est alors pénétrée par l’animal totémique. Le sexe masculin ne sert qu’à uriner et à jouir. Quant au sperme, il n’a d’utilité qu’au regard de la jouissance et ne joue aucun rôle dans l’engendrement.
En conclusion Godelier affirme que la différence des sexes, qui repose fondamentalement sur une singularité biologique (ce sont les femmes qui font les enfants), ne saurait être niée. Mais cette différence, si elle est universelle, n’est pas pensée de façon identique dans les différentes cultures.
Georges VIgarello prend la parole à la suite de Maurice Godelier pour évoquer le travestissement, l’hermaphrodisme et les revendications identitaires au long d’une période courant du XVIIè au XXè siècle.
Mal accepté depuis le Moyen-Age, le travestissement a été condamné puis interdit parce qu’il jetait un trouble dans l’identification du sexe. Vigarello cite un nombre important de sources et d’ouvrages à l’appui de cette affirmation. D’une manière générale, le travestissement est considéré comme une offense à Dieu et une perversion de l’ordre de la nature. Les femmes qui portent un habit d’homme abandonnent les marques de leur obéissance à l’homme et prétendent s’élever à un rang qui leur est interdit. Quant aux hommes qui se féminisent, ils sont réputés se ramollir en prenant le risque de sombrer dans la débauche. Ils sont regardés comme des fous. Seuls sont tolérés les déguisements permettant aux femmes de se dérober à leurs ennemis et donc de se protéger d’une mort certaine, ou lorsqu’elles sont en danger de perdre leur honneur, qu'elles soient exposées à la violence masculine d'un père ou d'un courtisan abusif ou qu'elles soient menacées de sombrer dans la prostitution du fait de la dégradation de leur situation économique. (Le cas de Jeanne d’Arc, qui, en procédant ainsi, est parvenue à conserver sa virginité.) De même, les clercs sont autorisés à adopter un vêtement attribué à l’ « autre sexe » quand ils éprouvent une « juste » crainte des conséquences qu’ils subiraient s’ils n’y procédaient pas.
Vigarello cite alors de nombreux cas de travestissement transgressif recueillis dans les archives des couvents, de l’armée ou des lieux de prostitution. L’histoire de l’abbé de Choisy (1644-1724) apparaît particulièrement significative. Habillé par sa mère en femme depuis son enfance, il continue à se travestir à l’âge adulte pour séduire les filles des femmes qu’il fréquente. Mais, souligne Vigarello, le travestissement devient aussi, au XIXème siècle, une arme de combat, notamment sous l’effet de la montée en puissance de la revendication d’autonomie individuelle, quand les femmes décident de porter des costumes d’homme, par exemple : c’est le cas, bien sûr, de George Sand.
Rien d’étonnant alors à ce que Baudelaire recoure, en 1859, à un mot nouveau, celui de « maquillage», soulignant son pouvoir mystérieux, l’assimilant à un spectacle, à un art. Les femmes peintes par Constantin Guys, par exemple, sont toutes reconnaissables à leurs yeux arqués, leurs paupières bleuies, leurs lèvres soulignées. Toutes harmonisent leurs visages selon un jeu artificiel de couleurs et de traits. Toutes affichent une beauté travaillée.
S’agissant de l’hermaphrodisme (sujet porteur des caractères des deux sexes à la naissance), Vigarello cite Ambroise Paré qui définit quatre situations : mâle, femelle, ni l’un ni l’autre, mâle et femelle. Les sujets hermaphrodites sont alors réputés être du sexe qui prévaut en eux et se voient interdire de choisir l’autre sexe. Jamais un garçon ne peut devenir fille, dit-on, car la « nature tend toujours à ce qui est le plus parfait et non à faire que ce qui est parfait devienne imparfait ». Or, seul le sexe masculin est réputé « parfait ». (A noter que dans son Discours sur les Hermaphrodits (1614), Jean Riolan recommande aux médecins de ne pas confondre l’hermaphrodisme de la femme avec l’allongement du clitoris.)
A partir du milieu du XIXème siècle, la question de la souffrance intime se fait jour parallèlement à l’exploration du psychisme humain, qui impose que l’on prenne en compte le vécu de l’individu. On en trouve de multiples traces dans les écrits d’Ambroise Tardieu (1878-1879). Vigarello évoque aussi l’histoire d’Alexina B., hermaphrodite, assignée à une situation masculine alors qu’elle cultivait l’ambiguïté. Elle se suicidera en 1868 et laissera un manuscrit qui sera publié par Tardieu en 1874. (Cf. Herculine Barbin, dite Alexina B. Texte présenté par Michel Foucault, Gallimard, 1978.) C’est que dans les cas où, à l’adolescence, surgit un désir de changer d’identité sexuelle, les juges sont seul habilités à décider. Vigarello évoque celui d’un fils d’avocat convaincu d’être née dans l’autre sexe (1628-1725) : les juges trancheront en parlant de « démence ».
Il faudra attendre le XXème siècle, les progrès de la médecine et de la chirurgie, mais aussi la montée en puissance de la psychanalyse pour que soient formulées des définitions précises du genre, du sexe mais aussi du consentement et du désir conscient et inconscient. C’est à Simone de Beauvoir que l’on doit l’idée moderne de genre en 1949 (Le Deuxième sexe). Nous avons tous en mémoire la phrase célèbre : «On ne naît pas femme, on le devient»
Olivier Bétourné souligne qu’il s’agit là d’une excellente transition vers l’époque contemporaine et m’invite donc à en traiter sous l’angle du privilège accordé aujourd’hui au « genre » et non plus au « sexe »
Elisabeth Roudinesco : notre époque privilégie en effet le genre sur le sexe, au point que la différence anatomique semble abolie de nos représentations au profit de la construction choisie, avec l’apparition d’une nouvelle terminologie : l’adjectif « genré » est devenu l’emblème d’un certain progressisme alors que « sexué » est regardé comme porteur de valeurs inégalitaire et réactionnaire. Une question se pose : existe-t-il un troisième sexe ou un sexe neutre qui serait de nature à libérer l’être humain de sa binarité ?
M’adressant à Maurice Godelier, je souligne que les sociétés occidentales, si elles ne sauraient être réputées inférieures ou supérieures aux sociétés autochtones, sont de fait en charge de leur protection puisqu’à la différence de ces dernières elles vivent sous l’empire de la science et qu’au-delà des représentations et des fantasmes, elles connaissent les règles biologiques de la reproduction. En conséquence de quoi d’ailleurs, leur puissance d’intervention sur le corps est sans limites. Impossible de quitter les rivages de la science en matière de connaissance, et c’est sans doute la raison pour laquelle se développent, en contrepoint, le complotisme et l’irrationnel sur les réseaux sociaux. C’est aussi dans le cadre des savoirs positifs que la psychiatrie a forgé de nouvelles catégories pour distinguer le transvestisme, le transexualisme et l’hermaphrodisme. Comme l’a fait remarquer Vigarello, ces situations étaient autrefois confondues.
Comme l’homosexualité, le transexualisme ne relève plus de la psychiatrie et l’on parle désormais de transidentité ou de personnes transgenres. Grâce au progrès de la chirurgie, on peut changer de sexe ou conserver l’un et l’autre : d’où l’idée d’un sexe neutre (ou troisième sexe) ou de « sexe fluide » quand une personne conserve le sexe d’origine (les parties génitales) tout en adoptant les organes de l’autre sexe grâce aux traitements hormonaux ou sous l’effet d’une intervention chirurgicale. Quant au terme d’hermaphrodisme, il a été remplacé par celui d’intersexualité. A la différence des homosexuels, les personnes transgenres restent tributaires de la médecine : elles sont en quelque sorte passées de la psychiatrie à l’endocrinologie. Les personnes intersexuées réclament l’abandon de toute chirurgie pratiquée dès la naissance, soulignant, quand elles ont été opérées, qu’elles auraient préféré conserver les deux sexes. La question de la différence des sexes se pose donc autrement aujourd’hui puisqu’on tend à la nier au profit de la différence dite « genrée ». On tend, en effet, à refuser l’existence du sexe anatomique au profit du sexe construit psychiquement et socialement, alors que dans le passé on assignait, au contraire, les sujets à leur sexe biologique, notamment pour inférioriser les femmes et persécuter toutes les personnes considérées comme « anormales », à commencer par les homosexuels. C’est ainsi que nous sommes confrontés aujourd’hui à des ultraréactionnaires d’un côté, qui refusent tout aménagement de l’ordre familial, et à des ultracontestataires de l’autre, qui ne veulent rien entendre de la différence anatomique au nom de laquelle ont été commis tant de crimes et de persécutions.
En récusant ces deux extrêmes, j’interroge : ne conviendrait-il pas de s’attacher à rétablir un équilibre entre le genre et le sexe qui permettrait de penser le sujet dans sa complexité biologique, sociale et psychique ? Aujourd’hui, les anciennes victimes d’ancestrales persécutions s’expriment et c’est un progrès incontestable. Elles peuvent, comme l’a souligné Vigarello, exprimer leur souffrance, leur subjectivité et leurs désirs. Mais le danger, en pensant les orientations sexuelles en termes d’ « identités » – et en comptant parmi elles les « anomalies » génétiques et les maladies mentales -, c’est d’aboutir à une nouvelle aberration qui serait, en quelque sorte, le pendant des nouvelles classifications de la psychiatrie. On pense ici au best-seller du psychologue américain Andrew Solomon (Les Enfants exceptionnels, Fayard, 2019) qui, pendant des années, a recueilli une multitude de témoignages (auprès de 400 familles) dans le but de définir plusieurs catégories d’humains selon leur prétendue « identité » : sourds, nains, trisomiques, transgenres, autistes, schizophrènes, noirs, latinos, etc.
Aujourd’hui, ce qui fait vraiment débat dans les sociétés occidentales démocratiques, c’est la question du consentement. A partir de quel âge un enfant peut-il être réputé « consentant » à un traitement visant à changer son sexe ? Pour ma part, je pense qu’il faut réglementer cette pratique, ce que réclament d’ailleurs les pédopsychiatres qui s’occupent des enfants dits « transgenres ». Pas d’opération avant la majorité de 18 ans (c’est le cas déjà en France et pas de traitements hormonaux (bloqueurs de puberté) avant 15 ans, c’est-à-dire avant l’âge requis par la loi pour avoir une relation sexuelle. C’est, je crois, ce que le législateur se prépare à décider. Quoi qu’il en soit, la question du « consentement » est la question-clé des débats contemporains à propos du genre et du sexe.
En conclusion, les trois intervenants ont été d’accord pour affirmer qu’on ne peut gommer la différence des sexes au nom de la reconnaissance du genre. A propos de l’homosexualité, phénomène universel, Maurice Godelier a insisté pour dire que dans les sociétés qu’il a observées la sexualité répond à un rituel imposé. Je lui ai demandé si, à l’intérieur de ce cadre, pouvait exister une sexualité fondée sur le désir au sens freudien, et notamment, donc, le désir homosexuel. Godelier a répondu positivement en évoquant le fait que la sodomie se pratiquait plutôt entre un aîné et un plus jeune qui lui servait de « boy », mais que ce qui était imposé se métamorphosait en jouissance assumée. Les deux partenaires cherchaient à jouir, au-delà du rituel. Même chose pour la fellation.
Plusieurs auditeurs ont posé des questions aux trois orateurs. Vigarello a souligné qu’il approuvait l’idée de légiférer sur le consentement des mineurs. Sur l’apparence, Godelier a souligné que, dans les tribus qu’il a fréquentées, les hommes sont souvent plus parés et déguisés que les femmes mais que celles-ci peuvent aussi, de leur côté, se déguiser en guerriers. Il a ajouté qu’un vieux maître de cérémonie lui avait confié que l’infériorisation des femmes s’expliquait fondamentalement par la terreur qu’inspiraient les femmes aux hommes : les hommes devaient leur dérober tout pouvoir pour éviter d’avoir à subir leur toute-puissance. Le même mécanisme opère dans nos sociétés. Je fais remarquer que Sigmund Freud et Jacques Lacan ont dit la même chose. Liliane Kandel souligne que jamais Simone de Beauvoir n’a prétendu régler la question du genre avec le bistouri. Deux personnes interviennent pour évoquer la souffrance des transgenres, manifestant un désaccord avec les orateurs sur la nécessité de maintenir la différence des sexes. Une auditrice a demandé s’il fallait continuer à opérer les bébés intersexués. Question majeure aujourd’hui qu’il faut aborder à nouveaux frais. Mais quoi que la société décide de changer aux anciennes pratiques, je fais remarquer qu’il ne sera pas légitime de reprocher, rétrospectivement, aux médecins et aux parents d’avoir pratiqué de telles opérations par le passé.
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