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Photo du rédacteurOlivier Bétourné

Hospitalité

Lorsqu’on l’interrogeait sur le fondement de ce qu’il appelait le droit à l’hospitalité, Emmanuel Kant invoquait « la commune possession de la surface de la terre », l’impossibilité dans laquelle se trouvent les hommes, puisqu’elle est sphérique, de « se disperser à l’infini », l’obligation dans laquelle ils sont tenus « de se supporter les uns à côté des autres », personne n’étant plus légitime qu’un autre à occuper tel endroit.

L’hospitalité comme droit naturel.

Je les entends déjà, les « réalistes » de tous les temps et de toutes les époques : voilà bien un argument de philanthrope et de moraliste, diront-ils. Généreux sans doute, ce droit des citoyens du monde à l’hospitalité, mais proprement inapplicable. Et comment imaginer que les peuples renoncent un jour à être maîtres chez eux ?

L’argumentation du philosophe de Königsberg ne s’arrête pas là. Il pose, justement, que le droit à l’hospitalité, en tant que droit, ne relève pas d’un sentiment généreux, mais d’une obligation réglée par la loi. « …il s’agit ici non de philanthropie mais de droit ; et par conséquent l’hospitalité signifie le droit pour l’étranger, à son arrivée sur le sol d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi » écrit l’auteur de Vers la paix perpétuelle (1795).

Pour autant, poursuit Kant, l’étranger ne saurait prétendre à un droit de résidence mais seulement à un droit de visite. Et à ce titre, il se doit de respecter les lois du pays d’accueil. Sans quoi il sera légitimement traité en ennemi. Autrement dit, commente Jacques Derrida lecteur de Kant, « l’hospitalité c’est bien, il en faut, c’est un droit, un devoir, une obligation, une loi, c’est l’accueil de l’autre étranger en ami mais à la condition que l’hôte, celui qui reçoit ou héberge ou donne asile reste le patron, le maître de maison, à la condition qu’il garde l’autorité du soi chez soi, qu’il se garde et garde et regarde ce qui le regarde, et donc affirme la loi de l’hospitalité comme loi de la maison, loi de sa maison, loi du lieu (maison, hôte, hôpital, hospice, famille, cité, nation, langue, etc.), loi de l’identité qui délimite le lieu même de l’hospitalité offerte et garde l’autorité sur elle… »

L’hospitalité comme concept contradictoire, donc. Droit et devoir tout à la fois. Droit d’être accueilli, devoir de respecter. Penser cette contradiction et l’inscrire dans la loi, telle est la responsabilité des politiques, et en particulier de ceux qui prétendent à la charge suprême. Au lieu de quoi, qu’entend-on du côté des principaux prétendants ? Une surenchère d’imprécations hostiles (« les musulmans ne se soumettront jamais à l’ordre républicain car leur religion le leur interdit »), de prétentions à imposer « l’immigration zéro », la « préférence nationale », le « droit du sang », autant de propos installant dans notre pays une atmosphère de divisions, de haine, d’hostilité latente contre l’étranger et les « nationaux de fraîche date ». Et que la Constitution et les garanties apportées par l’Etat de droit au principe d’égalité de traitement des hommes entre eux ne prétende pas s’interposer ! Les plus déterminés n’hésitent pas à menacer d’en finir avec « le gouvernement des juges ».

Quid alors de ceux qui, traditionnellement, prêtent une attention plus soutenue au sort des « damnés de la terre » ? Pas grand-chose d’argumenté se fait entendre, rien en tout cas qui permet d’échapper au sentiment que, de ce côté-là de l’échiquier politique, on fait le dos rond face à la déferlante xénophobe en attendant des jours meilleurs. Rien qui fasse honneur au combat de ceux qui, sur le terrain, se battent pour la dignité des hommes en proie aux persécutions et à la guerre.

Penser l’hospitalité universelle dans sa contradiction, accueillir inconditionnellement l’étranger sous condition de respect de l’hôte, remodeler le droit national et international dans cette perspective, penser le droit à l’hospitalité comme expression d’ une même volonté générale des peuples, les révolutionnaires français en eurent l’ambition en 89. La guerre, trois ans plus tard, mit brutalement fin au débat. Les nationalismes au XIXè siècle, les guerres mondiales au XXè eurent ensuite raison des consciences les plus éclairées.

Est-il bien opportun de prétendre y revenir aujourd’hui, à l’heure où l’affirmation identitaire conteste jusqu’au principe même de l’universalité des droits?

Eh bien oui, et justement parce que cette universalité est contestée comme jamais sans doute elle ne l’a été. Reprendre le débat là où Kant puis Derrida à sa suite l’ont laissé n’est pas un luxe de pays riches et avancés, mais une « condition absolue » (Derrida) de la paix perpétuelle « dont on ne peut se flatter de se rapprocher continuellement qu’à cette seule condition » (Kant). Les vagues migratoires de masse qui se succèdent à l’heure de la globalisation du monde, les peurs et les crispations identitaires qui s’ensuivent pourraient bien, si nous n’agissons pas sur le terrain du droit (national, européen, international), favoriser, en fait de « paix perpétuelle », l’instauration de la « guerre perpétuelle » entre les peuples du monde.

Et aucun d’entre eux n’en sortira indemne.

Emmanuel Kant, « troisième article définitif en vue de la paix perpétuelle », in Vers la paix perpétuelle (1795) et autres textes, Paris, Flammarion, 1991. Jacques Derrida, Hospitalité, vol.1, Séminaire (1995-1996), séance du 15 novembre 1995,Paris, Seuil, 2021.

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