Ancien directeur de l’Institut français de Rome auprès du Vatican, Olivier Jacquot se trouve aujourd’hui à Lviv où s’est repliée l’Ambassade de France. Etienne de Poncins et lui, protégés par les forces du GIGN, sont à ce jour les seuls représentants d’un pays du G7 à être restés sur le territoire ukrainien, soldats de la diplomatie française engagés aux côtés des Ukrainiens dont le courage nous rappelle celui des résistants de juin 1940.
Olivier Jacquot en 2015
Je suis très attachée aux services culturels des Instituts français auxquels je dois tant depuis le jour où Yves Mabin (1942-2020), haut fonctionnaire au Quai d’Orsay de 1968 à 2007, me « missionna» pour la première fois en Amérique latine. C’était en 1987. On imagine mal aujourd’hui combien ont compté - et comptent encore - ces activités culturelles liées au Quai d’Orsay. C’est grâce à l’activité de ces diplomates que les œuvres de nombreux auteurs français ont été traduites et connues dans le monde entier.
J’ai rencontré Olivier Jacquot à Rome en 2015 à l’occasion de la traduction de ma biographie de Freud chez Einaudi. Avec Diana Napoli, universitaire, spécialiste de l’œuvre de Michel de Certeau, il avait organisé un débat avec Carlo Bonomi, psychanalyste de Florence, l’un des meilleurs historiens du freudisme originel (Vienne-Budapest), fondateur, en 2007, d’un comité international Sándor Ferenczi, dont je suis membre. Je l’avais rencontré à Belo Horizonte en 2004. Avec l’histoire de la psychanalyse, on voyage dans toutes les villes du monde.
Je me suis rendue pour la première fois en Ukraine en octobre 2012, à l’invitation du département de philosophie de l’Université nationale, de l’Institut français et d’une intéressante association psychanalytique dirigée par Svetlana Ouvarova, laquelle s’employait à multiplier les rencontres avec des enseignants venus d’Italie, de France et surtout de Saint-Pétersbourg, haut lieu d’un renouveau de la psychanalyse en Russie sous l’impulsion du philosophe Viktor Mazine. Né à Mourmansk, celui-ci avait eu l’idée géniale de créer en 1999 un « Musée des rêves de Freud » au cœur de la cité impériale.
Impossible pour moi de distinguer un psychanalyste russe d’un psychanalyste ukrainien. A Kiev, ils parlaient tous l’anglais, le français, l’italien. Certains étaient germanophones. Leurs références étaient les mêmes : nous discutions des différences entre les concepts de Freud, de Winnicott, de Lacan, et surtout des nouvelles approches de l’homosexualité dont ils avaient peine à croire qu’elle pût être autre chose qu’une perversion. Mais ils étaient toujours attentifs à la critique et à la mise en cause des préjugés.
Psychologue de formation, née en 1964, Svetlana se trouvait ainsi à la tête d’une association de 200 membres environ composée d’une grande majorité de femmes plutôt hostiles au féminisme contemporain et jugeant, par exemple, très sévèrement le mouvement des Femen (fondé à Kiev en 2008) qu’elles qualifiaient volontiers de « blasphématoire ». Ces psychanalystes se refusaient à entendre qu’une telle exhibition de corps couverts de hiéroglyphes renvoyait, par son esthétisme subversif, à une certaine tradition théâtrale dont le Living Theater s’était fait un temps le héraut. Et pourtant, leur association – désormais très implantée dans le nord et l’est de l’Europe – était déjà d’un dynamisme à faire pâlir les psychanalystes français et italiens, désengagés, fatigués.
J’étais accompagnée par une équipe de la télévision et par Blandine Armand qui souhaitait tourner à Kiev une séquence du magazine Empreintes qui m’était consacré. Le film est aujourd’hui accessible via internet.
J’ai conservé un souvenir ébloui de ce séjour à Kiev. Fondée en 1834, l’Université est installée dans un édifice de style néoclassique russe dont les murs et la façade de couleur rouge, de même que les colonnes peintes en noir, rappellent le blason de l’Ordre de Saint Vladimir. Aujourd’hui, elle porte le nom de Taras Chevtchenko (1814-1861), poète romantique de langue ukrainienne persécuté par le régime tsariste. Je n’avais rien préparé de particulier, car les professeurs du département de philosophie avaient opté pour une rencontre à bâtons rompus dans un amphithéâtre où je me suis trouvée face… à huit cents étudiants. En gravissant avec eux l’escalier monumental du bâtiment rouge, je m’aperçus sans surprise que ses murs étaient ornés des portraits des philosophes de la « vieille Europe » : Kant, Hegel, Nietzsche, Husserl, etc. Quant aux philosophes français de la deuxième moitié du XXème siècle – Jacques Derrida et Gilles Deleuze, notamment –, ils étaient à l’honneur eux aussi. Sachant que je les avais connus personnellement, mes hôtes me demandèrent d’expliquer en quoi ils avaient contribué à l’avènement d’une réflexion moderne associant un discours critique sur les idéaux du progrès et une aspiration aux Lumières et à la liberté. Aucun d’entre eux n’aurait pu imaginer à quel point ces penseurs, qu’ils admiraient, étaient alors jalousés dans leur propre pays par des esprits médiocres qui leur reprochaient un prétendu obscurantisme antidémocratique.
L'Université "rouge" de Kiev
Tous mes hôtes se réclamaient de la France des droits de l’Homme. Plus conservateurs, les psychanalystes rêvaient certes moins de démocratie et d’Etat de droit que les philosophes de l’Université rouge rompus aux débats les plus sophistiqués sur la postmodernité. Mais les uns et les autres se sentaient profondément européens. Tout comme mon ami, Vadym Myroshnychenko, enseignant à l’Académie d’Etat de la culture à Kharkiv, aujourd’hui réfugié à Lviv avec sa famille. En mai dernier, il avait insisté pour que je parle avec ses élèves de la mort, des spectres et des adieux.
L'invitation à la rencontre
J’avais alors rappelé qu’à Kharkov, en 1930, lors d’un mémorable congrès qui réunissait les intellectuels communistes, Louis Aragon, qui croyait encore que les querelles entre écrivains se vidaient, comme à Paris, au terme de joutes purement verbales, dut bien vite déchanter quand il fut sommé de faire son autocritique et de renier le surréalisme, le freudisme et le trotskysme.
L'Académie de culture à Kharkiv
Proche de l’Institut français, Svetlana avait eu le projet d’ organiser avec moi une rencontre à Odessa sur les traces du patient russe de Freud, Sergueï Constantinovitch Pankejeff, européen mélancolique de la Belle Epoque dont la famille semblait sortie d’un roman de Dostoïevski : un oncle paranoïaque vivant dans la compagnie de ses animaux et qui termina sa vie dans un asile ; un cousin qui avait été interné dans un asile à Prague pour troubles mentaux. Quant à Sergueï, il avait passé sa jeunesse dépressive dans de luxueux sanatoriums. Sa cure avec Freud s’acheva à Vienne le 28 juin 1914, le jour de l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand.
"Je voudrais signer ma vie par un grand acte, et mourir. Ainsi, la fondation des États-Unis d’Europe." (Victor Hugo)
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