Lire l’œuvre de Philippe Descola, c’est d’abord comprendre à quel point le cloisonnement disciplinaire à l’Université handicape l’accès à la compréhension de la dynamique du monde contemporain. Ethnographie ? Anthropologie ? Philosophie ? Sociologie ? L’épistémologie attachée au vieux découpage académique n’opère plus quand il s’agit d’embrasser la maison commune et le monde des vivants d’un seul mouvement, d’accéder à l’intelligence de la rébellion manifeste que la nature oppose désormais à nos comportements de prédateurs. L’ambition sous-jacente à la démarche de Philippe Descola apparaît, par contraste, pour ce qu’elle est : accéder à la connaissance intime d’une nature rendue à elle-même par l’inventaire des combinaisons entre humains et non-humains qui caractérisent le fait social, agencements qui se donnent autant à observer dans l’exploration ethnographique des sociétés que dans la production des images et des figurations auxquelles elles s’adonnent, mais aussi, bien sûr, dans la mobilisation mondiale contre la dégradation des milieux de vie à laquelle nous assistons.
La fécondité de cette ambition et la richesse des travaux de terrain que l’américaniste a consacrés aux indiens Jivaros Achuar ont fait de Philippe Descola, professeur au Collège de France et Médaille d’or du CNRS, l’une des grandes figures de la pensée contemporaine. Il faut lire Les Lances du crépuscules (publié par « Terre Humaine » en 1994, la collection qui avait accueilli Tristes tropiques une quarantaine d’années plus tôt), minutieux compte rendu d’un séjour ethnographique prolongé en Amazonie équatorienne, magnifique hommage rendu à l’esprit de résistance des indiens Jivaros. Il faut lire aussi Par-delà nature et culture (2005) et La Composition des mondes (entretiens avec Pierre Charbonnier, 2005), parce que ces ouvrages posent les fondement d’une anthropologie débarrassée de toute hiérarchie implicite entre les cultures, de tout présupposé idéologique, de l’historicité même dans laquelle la pensée « moderne » l’a enfermée.
Et puis l’ automne dernier, Philippe Descola nous a donné une somme stupéfiante intitulée les Formes du visible (2021), qui mène à bonne fin l’ambitieux projet de décrypter l’ensemble des images produites par les sociétés humaines. La méthode est descriptive, elle procède de la rupture assumée par Descola avec le clivage nature/culture. Quatre ensembles culturels avaient été singularisés par lui dans Par-delà nature et culture, quatre chemins visuels sont ici tracés par lesquels nous accédons à l’intelligence des formes, des continuités et des discontinuités - notamment aux logiques d’association et de distinction entre humains et non-humains-, selon que nous relevons de l’un ou l’autre des quatre ensembles : l’animisme, le totémisme, l’analogisme, le naturalisme.
Un nombre considérable d’illustrations sont reproduites et commentées dans le livre à l’appui de cette anthropologie de la figuration. Mais il ne s’agit pas pour Descola, en les convoquant, d’illustrer le bien-fondé de sa méthode, et pas davantage de démontrer la permanence structurale d’ ensembles ontologiquement animés (l’une de ses hypothèses majeures), mais bien plutôt d’inventorier sans médiation l’ expression des perceptions autorisées par l’intelligence humaine, dont l’économie figurative relève de l’un des quatre ensembles.
La documentation est exceptionnelle, la maîtrise iconologique du corpus ne l’est pas moins. La méthode nourrit un imaginaire neuf sur la condition humaine, on oserait presque dire un « nouvel humanisme » si l’on ne redoutait pas la banalité du trait et … la protestation de l’auteur lui-même.
Pourtant, c’est bien aussi sur le terrain de l’éthique et de la politique que l’engagement de Philippe Descola se déploie. Plusieurs entretiens récents en témoignent, dans le Monde notamment, autour du projet de définir une « politique de la terre » dont l’usage ne serait pas réservé aux seuls humains. « Cela implique, dit Descola, une révolution de la pensée politique de même ampleur que celle réalisée par la philosophie des Lumières puis par les penseurs du socialisme. » Révolution en perspective, donc, dans la pensée du droit notamment. Comment, en effet, ne pas s’atteler d’urgence à réfléchir au statut qu’il conviendrait de donner à la forêt amazonienne, par exemple, elle qui assure une fonction si fondamentale dans l’équilibre du climat et des conditions de vie des habitants de la planète, elle qui assure la régulation de l’éco-système des 600 ethnies qui l’habitent? Dans ces conditions, réfléchir à la personnalité juridique des « milieux de vie » en mettant en jeu la pertinence du principe de souveraineté nationale sur les territoires vitaux pour l’humanité et les peuples singuliers qu’ils abritent n’est pas seulement légitime, c’est absolument vital.
Je me suis laissé dire, par l’auteur lui même, que son prochain livre serait consacré à l’explicitation politique de ses attendus critiques et épistémologiques. On a hâte de lire, bien sûr. Et lorsque l’on sait que Les Formes du visibles, dont la lecture est fort exigeante on l’aura compris, se sont attachés près de 20.000 lecteurs, on peut anticiper que cette politique nouvelle fondée en anthropologie est promise à un bel avenir.
De Philippe Descola, on lira notamment : Les Lances du crépuscule (Paris, Plon, 1994, « Terre humaine »), Par-delà nature et culture (Paris, Gallimard, 2005, « Bibliothèque des sciences humaines »), La Composition des mondes (entretiens avec Pierre Charbonnier, Flammarion, « Sciences humaines », 2014), Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration (Paris, Seuil, 2021, « Les livres du nouveau monde »). On lira également les deux entretiens que Philippe Descola a donné au journal le Monde : « En Amazonie, c ‘est d’abord le milieu de vie des Amérindiens qui est détruit » (28 août 2018), « Nous sommes devenus des virus pour la planète » (22 mai 2020).
Comments